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Les aventures de l’administration fiscale au pays de la preuve illégale

Le 15 mai 2015
Eric JACOBS, avocat aux Barreaux de Bruxelles et de Luxembourg, vous livre son point de vue à propos de l’arrêt rendu par la cour de cassation en date du 22 mai 2015 en matière d’admissibilité de preuve irrégulière.

Légalité de la preuve illégalement recueillie par le fisc belge

En se prononçant contre l’écartement d’un élément de preuve recueilli de manière irrégulière dans une affaire d’exemption de TVA, la cour de cassation, dans un arrêt du 22 mai 2015, alimente sa jurisprudence en matière de preuve illégale qu’elle préfère habiller sous le vocable édulcoré de « preuve irrégulière ».

Afin de vérifier la réalité du transport des biens ouvrant le droit à une exemption de la TVA, le receveur du bureau des recettes d’Anvers a directement sollicité de l’administration fiscale portugaise l’échange d’informations. Or, aux termes de l’article 1.5 de la directive 77/799/CEE du 19 décembre 1977, en Belgique, l’autorité compétente est le ministre des finances ou un représentant autorisé. En vertu de l’Arrêté ministériel du 23 juillet 1997 (modifié le 6 août 2001), une unité centrale pour la coopération administrative internationale est créée pour traiter de cet échange d’informations. Le reproche concerne donc le fait que le fisc belge n’a pas reçu les informations en provenance du fisc portugais (pays où la société anversoise a une filiale) conformément aux règles en vigueur.

Dans son arrêt du 22 mai dernier, la cour estime que cette violation n’est pas très grave de sorte que le juge du fond peut tenir compte de ces informations recueillies de manière irrégulières.

L’argument développé par la requérante suivant lequel on ne voit pas pourquoi la preuve en matière fiscale devrait être soumise à des règles plus strictes qu’en matière pénale, n’a pas réellement trouvé échos dans la motivation de la cour qui se contente de dire que le juge peut tenir compte de circonstances telles que la nature purement formelle de l’irrégularité, de l’impact de celle-ci sur le droit ou la liberté qui est protégé par la norme violée, de la nature intentionnelle de l’irrégularité et du fait que la gravité de l’infraction dépasse de loin l’acte illégal. Alors qu’en droit pénal, l’appartenance à un des trois types d’infraction (contravention, délit, crime) dépend de la gravité du fait punissable, lequel doit être explicitement défini comme tel dans la loi, il semble à présent acquis qu’en droit fiscal, la gravité des faits ne dépende pas d’un texte mais d’une appréciation souveraine du juge. La cour ne renvoie pas non plus à la conception de gravité à l’œuvre dans la notion de « fraude fiscale grave, organisée ou non » introduite par la loi du 17 juin 2013 dans les codes fiscaux et par la loi du 15 juillet 2013 dans le code pénal, le code des sociétés et dans la loi anti-blanchiment.

Quand bien même il n’en existe aucune définition légale, les travaux préparatoires précisent les critères de gravité et d’organisation auxquels doit répondre l’infraction fiscale pénalement punissable pour tomber dans le champ d’application de la loi relative à la prévention de l’utilisation du système financier aux fins du blanchiment de capitaux en ces termes :  « la gravité de la fraude peut résulter notamment non seulement de la confection et de l’usage de faux documents ou du recours à la corruption de fonctionnaires publics, mais surtout de l’importance du préjudice causé au Trésor public et de l’atteinte portée à l’ordre socio-économique » (Exposé des motifs, Doc. Parl., Sénat, 1994-1995, 1323-1,3). On regrettera donc que la cour de cassation n’ait pas explicitement fait référence à cette notion de gravité afin d’éviter un flou artistique qui malmène la sécurité juridique sur laquelle devrait pouvoir compter tout contribuable, sous peine de verser dans une instabilité juridique à la française en matière fiscale.

Vers une révolution en matière d’admissibilité de preuves illégales ?

Cet arrêt s’inscrit dans un courant qui va grandissant depuis plus d’une dizaine d’années. Déjà en 2013, le législateur modifiait l’article 32 du titre préliminaire du Code d’instruction criminelle par la promulgation de la loi du 24 octobre 2013, concrétisant sous forme de norme la jurisprudence « Antigoon » par laquelle la cour de cassation, dans son arrêt du 14 octobre 2003, décide qu’un élément de preuve obtenu irrégulièrement n’a, en règle, uniquement pour conséquence que le juge, lorsqu’il forme sa conviction, ne peut prendre cet élément en considération lorsqu’il y a violation d’une formalité prescrite à peine de nullité (1), lorsque l’irrégularité commise a entaché la fiabilité de la preuve (2) et lorsque l’usage de la preuve est contraire au droit à un procès équitable (3).

Dans un arrêt de la cour de cassation du 30 avril 2014, au nom de l’idéal de justice qu’elle estime être une composante de la notion de procès équitable, la cour va décider que le poids de l’intérêt public à la poursuite d’une infraction et au jugement de ses auteurs peut être pris en considération et mis en balance avec l’intérêt de l’individu à ce que les preuves à sa charge soient recueillies régulièrement. Elle rappelle qu’il appartient au juge du fond de procéder à un examen de proportionnalité en appréciant la gravité des faits au regard de la violation du droit au procès équitable lorsque la preuve accusée d’une telle violation fait l’objet d’une demande d’écartement. L’arrêt du 22 mai 2015 prolonge ainsi ce courant d’admissibilité des preuves irrégulières.

Un procès équitable au regard de l’article 6 de la convention européenne des droits de l’homme ?

Admettre à titre de preuve une information obtenue au mépris d’une procédure d’échange d’informations entre états européens qui est régi par des directives européennes et des normes nationales revient-il à dire que le procès n’est pas équitable au sens de la Convention européenne des droits de l’homme ?

La jurisprudence de la cour européenne est nuancée et évolutive sur la question de l’utilisation d’une preuve obtenue de manière illicite. Elle a ainsi déjà considéré qu’une écoute téléphonique illégale selon le droit national (en l’espèce, une écoute téléphonique opérée sans ordonnance du juge d’instruction) ne viole pas l’article 6 de la Convention européenne des droits de l’homme (instituant le droit à un procès équitable) au motif que le principe du contradictoire avait été respecté et que le moyen de preuve illicite n’était pas le seul sur lequel se fonde le jugement de condamnation. Dans une autre décision, la « Cour laisse entendre que le fait de prendre en compte des éléments de preuve obtenus au moyen d’un acte qualifié de traitement inhumain et dégradant ne compromet pas automatiquement le caractère équitable d’un procès » (M.A. BEERNAERT, « La recevabilité des preuves en matière pénale dans la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme », Rev. Trim. Dr. H. 69/2007).
Nous risquons donc bien de recourir de plus en plus inutilement à l’argument du procès équitable du fait même de l’appréciation en fait à laquelle se livre le juge pour estimer si l’illégalité soulevée est suffisamment grave ou, au contraire, ne l’est pas, justifiant alors la prise en compte de la preuve recueillie de manière illicite.

Et demain ? La porte ouverte à toutes les dérives ?

Est-ce à considérer qu’aujourd’hui, le contribuable n’a plus accès à un procès équitable du seul fait d’être, non plus considéré comme un justiciable mais comme un contribuable à propos duquel on peut se demander s’il n’existe pas une « présomption de fraude » ? Et si de surcroît, par malchance pour le contribuable, ce « postulat muet » est étayé par un élément probant obtenu de manière illicite, n’est-ce pas la voie royale vers les « condamnations par induction » ? Dès lors que la Cour européenne accepte qu’un procès puisse être équitable au sens de l’article 6 de la Convention en dépit du caractère illégal de la preuve rapportée, l’état de droit est-il encore garanti ?

Il semble bien que demain, le contribuable belge peinera de plus en plus à exploiter de manière efficiente un quelconque argument tiré d’une disposition de la Convention européenne des droits de l’homme, sauf à voir la tendance jurisprudentielle actuelle se conformer aux opinions séparées dissidentes de certains juges. Dans le contexte actuel, on peut s’interroger sur le poids que pourrait bien encore avoir dans une procédure des arguments de défense tel que les principes de bonne administration (impliquant que le citoyen puisse avoir une légitime confiance dans les services publics), le droit au respect de la vie privée (impliquant une réglementation stricte sur les mesures de collecte de données intrusives par exemple), etc.

Cependant, cet arrêt du 22 mai 2015 s’inscrit résolument dans l’air du temps qui voit le point d’équilibre entre le contribuable et l’Etat taxateur se déplacer de manière certaine en faveur de l’Etat, privant ainsi de plus en plus le justiciable de moyens de défense. On le constate, cette tendance à vouloir laver plus blanc que blanc se traduit, sur le plan international, par un relèvement du niveau d’échange de renseignements (Convention modèle O.C.D.E., Foreign Account Tax Compliance Act « F.A.T.C.A. », directive 2014/107/CE, Base Erosion and Profit Shifting « B.E.P.S. ») et sur le plan national, par des modifications législatives et jurisprudentielles qui ont, elles aussi, toutes pour but d’optimiser les recettes étatiques. Car, ne vous voilez pas la face, par ces temps de crises interminables, avant d’être une question de justice, c’est de recettes fiscales dont il s’agit. Dans ce nouveau contexte jurisprudentiel, comment garantir une exigence de loyauté dans l’établissement de la preuve, garante de nos libertés fondamentales ? Peut-on encore espérer revenir à une conception plus restrictive ?